Image © DR
Le projet de "Federation Island"
Jean Grenier, Les Iles.
La station balnéaire de Sotchi, sur la Mer Noire, accueillera les Jeux Olympiques en 2014. Cette décision fut l'objet d'une controverse: si l'événement peut doper l'économie locale, il semble que cette considération-là ait primé dans la sélection, et les organisations environnementales russes, qui ont pointé les risques pour un tel lieu, classé patrimoine de l'Unesco, n'ont pas été entendues.
Lors du Forum international de Sotchi, le gouvernement russe a en effet annoncé un immense plan d'aménagement et de modernisation des infrastructures, qui a grandement attiré les investisseurs. La perspective des Jeux Olympiques offrant, en plus, la possibilité d'un développement en accéléré dans un espace qui pourrait bien en devenir le laboratoire. Ainsi, lors du Forum, une journée a été consacré à l'"économie Olympique". C'est ce même jour qu'a été présentée à l'avidité des investisseurs la maquette du site "olympique" de "Federation Island": une île artificielle vouée au luxe, dessinée au large de Sotchi, et dont les rivages reprendront les lignes de l'Etat russe.
C’est l’'architecte néerlandais Erick van Egeraat qui est en charge du projet « Federation Island » à Sotchi. La superficie globale de l’île s'élèvera à 250 hectares. 700.000 mètres carrés feront l’objet de constructions. L’île sera reliée au continent (station balnéaire de Sotchi, où Vladimir Poutine possède sa résidence d’été) par trois ponts. Elle sera traversée par des rivières artificielles imitant le cours des fleuves russes. Le coût du projet est de 155 milliards de roubles (4,4 milliards d'euros).
Au delà de l'objectif d'un développement économique, un tel projet est un instrument pour attirer le regard de la planète, à l’heure de la mondialisation. Construire une île artificielle devient en effet une entreprise bientôt systématique pour des nations aspirant à émerger comme puissance, un moyen permettant de se positionner sur ce qu’elles participent à établir : l’ « échiquier » mondial.
Ce n’est précisément pas nouveau : rappelons-nous Venise, ville insulaire enchanteresse, mais qui lutte chaque jour pour ne pas tomber complètement dans son propre mirage, celui-là même qui lui a apporté tant de gloire et qui la fait vivre – économiquement du moins – encore aujourd’hui. Mais Venise a été construite sur des petites îles déjà existantes dans la lagune. D’abord parce que les invasions des Goths et des Huns poussèrent les populations locales à se réfugier dans les marais, puis parce qu’avec la croissance économique, la surface urbaine alentour devenait trop étroite. La ville fut alors érigée comme un édifice construit sur l’eau, une curiosité inédite, représentant le prestige d’un pouvoir, attirant les investisseurs et les marchands.
La construction d'une île artificielle ne représente pas la même tension expansionniste architecturale qu'une construction verticale comme la tour (les architectes Norman Foster et David Fisher travaillent par ailleurs actuellement pour la Russie sur des projets de tours vertigineuse ou « mouvante »…). L’île artificielle est une extension horizontale, témoignant d’une intervention humaine sur la nature sans doute encore plus spectaculaire qu’une tour, soit-elle très haute : car c’est une construction sur la mer, milieu naturel mouvant par excellence. Il y a donc quelque chose de l’ordre du miracle dans ce type de construction marine. L’émergence d’un désir enfoui.
Nombreuses sont les îles artificielles qui éclosent actuellement dans les mers et océans du monde.
- à Dubaï, Emirats Arabes Unis: Palms Islands (trois îles en forme de palmiers, cf à droite: Palm Jumeirah Island) et The World (archipel d’îles représentant le planisphère, et sur laquelle Israël et Palestine ne figurent pas! cf ci-dessous)
- au Qatar, Emirats Arabes Unis: The Pearl (île artificielle en forme de poisson, qui rappelle d’ailleurs la forme de Venise, cf ci-dessous)
- en Slovénie, une île artificielle dans le golfe de Trieste
Il s’agit toujours, sur ces îles artificielles, vouées à devenir de grandes plateformes touristiques, de créer des complexes de luxe (hôtels, centres commerciaux, centres de loisirs, habitat individuel hauts de gamme). On imagine déjà que les acquisitions se feront à des prix très élevés: il faut avoir le porte-monnaie bien fourni pour avoir accès au paradis sur terre. Voilà les valeurs que véhiculent de tels projets, en offrant à notre imaginaire commun le mirage de son incarnation terrestre.
En effet, l’’île a toujours fasciné. Mais ces îles artificielles, vendeuses de rêve, sont en elles-mêmes la consécration de l’île comme cliché. Elles mettent ainsi à mal l’imaginaire et le rêve collectif et révèlent un déficit idéologique. L’idéal est à proprement parler ce qui n’a pas et ne doit jamais avoir de lieu, c’est le principe même de l’utopie. Or l’idéal de la puissance politique a besoin de visibilité, de mise en scène.
Et ce qui surprend encore davantage, ce sont les formes que sont données à ces îles : une île en forme de palmier (mise en abîme du cliché de l’île paradisiaque), une île aux contours d’un planisphère miniature ou encore de l’Etat russe lui-même pour « Federation Island » à Sotchi, perspective qui rappelle étrangement l’enchâssement des poupées… russes, justement ! Le monde globalisé (communication, technique, économie) tendrait-t-il à rappetisser la terre et à nous en offrir une vision télé-objective, comme le suggère Paul Virilio?
Ce type d’îles artificielles doit être également appréhendé en référence au mouvement du land art*. Elles relèvent des mêmes méthodes (intervention humaine avec et dans la nature) mais le land art est éphémère et exclusivement naturel. Ce rapprochement avec le land art nous permet, peut-être, d'envisager le phénomène géopolitique sous un nouvel angle: l' expression et la mise en scène in situ (avec et dans la nature), voire ex nihilo (à partir de rien) d'une identité politique nationale. Avoir le pouvoir de modeler la face du monde s'expérimente et se démontre à la lettre. Le risque est de faire de la surface terrestre un théâtre.
En effet, l’Etat expansionniste se pose là en architecte démiurge. Il ne s’agit pas seulement de faire flotter un drapeau sur une terre naturelle que l’on convoite (comme la Russie elle-même l’a fait cet été sur la calotte glacière Arctique) mais de transplanter, directement sur la croûte terrestre, une greffe. Or l'enjeu de l'architecture du XXIème siècle sera, bien à l'inverse des conquêtes et des constructions ex nihilo, la transformation du déjà-là urbain. Malheureusement ces projets grandioses sont ceux dont on parle... Voilà pourquoi cela devient même gênant de diffuser, et jusque dans cette note même, les images de tels projets, qui sont faits pour séduire l’oeil…
Pour " Federation Island ", les JO ne sont finalement qu’un excellent moyen de communication internationale, qui lui garantira sûrement le succès.
Images © DR
Sur les îles artificielles
L'océan, nouvelle frontière de l'urbanisme www.cyberarchi.com
Un projet d'île artificielle qui se démarque aux Emirats Arabes Unis, vouée à l'énergie solaire www.neomansland.org
Sur la réaction des écologistes face aux projets d’îles artificielles
*Sur le land art
http://fr.wikipedia.org/wiki/Land_ArtSur les Jeux Olympiques et le Comité International Olympique
Cartoons du Courrier International autour des Villes Olympiques http://cartoons.courrierinternational.com
Géopolitique du sport: le Comité International Olympique, allié ou rival de l'ONU? www.cairn.info
Le sport, c'est la guerre: Géopolitique des Jeux Olympiques www.monde-diplomatique.fr
Et
Paul Virilio, La Vitesse de la libération